Genèse d’un projet
Comme d’autres l’ont fait avant moi, je vais parler d’une expérience précise et localisée. Elle se situe à Kimironko, et plus exactement à quelque 50 mètres de l’umudugudu Imena, où vivent 125 femmes rescapées et plus de 650 enfants. Nous y avons construit un centre que nous appelons « la Maison de quartier » et venons tout juste de démarrer les activités. Au départ, comme aujourd’hui encore, la visée de ce projet est la reconstruction de soi, l’accès au développement économique et à des activités artistiques et culturelles. D’emblée nous avons pensé que l’ouverture de la maison au monde qui l’entoure passait par les activités culturelles, le tourisme, l’accueil des visiteurs et des voyageurs.
Nous nous sommes connues en 2005. J’étais à Kigali avec Rayanatou, architecte nigérienne, et nous avons tenu notre première réunion avec quelques responsables de l’umudugudu. Il y avait Verdiane, Salama, Marie, Consolée… On a commencé à parler de la Maison qu’on aimerait construire, d’une parcelle où elle serait située. Une maison, cela nous semblait évident à toutes. Ce qu’on y ferait n’était pas encore très précis. Ce n’était pas très défini. C’était pour « être ensemble, se parler ». Le soir avec Rayanatou, on dessinait les ébauches de la première esquisse architecturale.
Pourquoi une maison ?
Beaucoup parmi les veuves ne vivaient pas à Kigali avant le génocide. C’était au nord, au sud, à l’ouest du pays, dans la région de Ruhengeri, de Kibungo, de Gitarama, ou ailleurs encore… Il nous est arrivé de traverser ensemble ces différentes régions. Soudain l’une se mettait à trembler, à sangloter, à pleurer, à parler très vite, très fort, à crier. C’était « Là ». Là qu’elle vivait, c’est là qu’était sa maison. Le souvenir heureux de la maison d’autrefois était fatalement effacé par la perte absolue des siens et de cette même maison. Cependant la timide évocation, que le lieu ou la région réveillait, semblait aussi faire revivre les promesses qui résident dans la maison de l’enfance. Tacitement ou pas, c’est pour tenter de raviver cette mémoire heureuse, enfantine et libre, que nous avons choisi de construire ensemble une Maison. Pour retrouver ou restaurer au cœur de l’espace psychique une zone d’humanité indestructible, inviolable, un espace intime et confiant, où loge la capacité à revivre par-delà l’horreur.
La Maison de quartier est un espace de projection anticipatrice, qui offre les possibilités d’ouverture qui bordent tout espace et le délimitent en proximités successives et élargies. Les avoisinants, le quartier, la ville, le pays. Les autres pays et les continents.
Se réinsérer dans le tissu social, cela commence par les voisines, celles qui habitent la maison en face, à côté, deux rues plus haut, les habitantes de l’umudugudu, et les cercles s’élargissent aux avoisinants, aux proches. Des connaissances, celle dont le mari a des vaches à l’extérieur de Kigali, celles qui cultivent, celles qui vendent sur le marché. Des jeunes femmes qui demandent en passant : « quand ouvre la crèche ? ».
Les activités choisies en commun pour la Maison de quartier l’ont été en raison de leur familiarité (nourrir, élever, éduquer) et sans doute aussi parce qu’elles expriment des capacités à l’échange, à la réconciliation, à l’ouverture. Il s’agit de rencontres avec les hôtes de passage, les invités, les touristes ; et cela a pris la forme d’un café-restaurant, d’un atelier d’art traditionnel, d’une crèche, d’une bibliothèque, d’une maison de passage qui comprend deux chambres d’hôtes destinées à recevoir les touristes. Le kiosque est le bâtiment central et le cœur de la Maison. Souvent les femmes assises sur des nattes y suivent des formations ou des cours de rattrapage scolaire. Elles s’y installent pour réaliser des tableaux, des sacs ou des bijoux. L’un des objectifs de la Maison de quartier consiste à se donner, en même temps qu’à d’autres, le plaisir d’être bien dans cette Maison. D’y être libre de ses activités.
L’art des Imigongo
Quant à l’âme de la Maison, nous sommes allées la chercher du côté des Imigongo, qui sont des peintures murales traditionnelles réalisées dans le sud du Rwanda. Les maisons des princes et de la Cour en étaient autrefois recouvertes. Il s’agit de motifs géométriques, abstraits, qui ont une signification symbolique. Ainsi des losanges noirs et blancs font référence au battement d’ailes strié d’une bergeronnette. Parmi les groupes constitués autour des différentes activités, l’un s’appelait « le groupe décoration ». Il ne représentait pas forcément la même chose pour chacune de celles qui en faisaient partie. Cela allait de la décoration pour les mariages à la réalisation de bijoux, de broderies. Aucune ne connaissait l’existence de la tradition Imigongo perpétuée de mère en fille dans cette région située à la frontière de la Tanzanie. Beaucoup en ignoraient même le nom. Nous avons découvert cet art ensemble avec plus de quatre-vingt femmes de Kimironko et sommes allées rendre visite aux artistes qui forment la coopérative Abakundamuco, à Nyarubuye (Province du Sud). Deux journées d’initiation se sont déroulées. Quelques mois plus tard les mêmes artistes sont venues réaliser des fresques sur les murs de la maison de passage et une formation artistique a été dispensée auprès de vingt femmes pendant quatre semaines. Aujourd’hui celles qui ont reçu la formation et une vingtaine d’autres ont créé une coopérative qui s’intitule Agatako (ce qui signifie « joli ornement »). Leurs réalisations ont été exposées lors de l’inauguration de la clinique Avega à Kigali, en présence de la Première Dame. Leurs tableaux et leurs productions sont présentés dans un local du centre ville partagé avec d’autres coopératives.
Les activités culturelles, tels les Imigongo, procurent un sentiment particulier (la fierté) lié à l’intégration d’un patrimoine culturel qui appartient à tous et en particulier à celles et ceux qui l’exercent. Le patrimoine artistique est un bien que l’humanité a reçu en partage et l’art des maisons est un don commun aux femmes africaines. La découverte, puis l’initiation à ce patrimoine, et enfin l’appropriation de cet art a donné un formidable élan à celles qui ont « tout perdu ».
Les visages, le regard et la photo
Ce sont leurs visages qui défilent en fond, derrière moi. Ce sont les portraits des 125 mamans et de quelques jeunes filles de l’umudugudu. Ces visages sont le bien le plus précieux que je connaisse au Rwanda. Ce sont mes amies, mes compagnes, mes sœurs. J’ai passé beaucoup de temps de ma vie avec elles au cours des cinq dernières années. Quinze voyages à Kigali ont forgé mon expérience, ma conviction, ma confiance. Quand je n’étais pas ici, j’étais à Paris, et pourtant toujours avec elles à Kimironko. Chaque fois que je venais les séances photos étaient l’occasion de rires, de jeux, de précipitation. C’était un regard échangé, vivant, une complicité entre nous, une affirmation d’identité. Au voyage suivant, j’apportais les photos, la précipitation, l’impatience et les rires reprenaient. Chacune voulait sa photo « à elle ». Devant les Imigongo, dans le jardin, devant la maison. Pourtant, penser que cette maison qui peu à peu s’élevait était leur lieu à elles, un lieu pour vivre, un lieu pour l’avenir, n’allait pas toujours forcément de soi. En revanche, parvenir à l’imaginer engendrait une projection d’elles-mêmes dans cet espace. Penser l’avenir est une nécessité vitale pour les rescapés, c’est la réalisation d’un besoin fondamental, qui seule permet des avancées solides et collectives.
Les besoins économiques et psychiques
Elles ont tout perdu, elles veulent « tout », avec la même détermination exigeante que celle des enfants qui se mettent en colère quand on refuse de répondre tout de suite à leur demande, voire à leurs caprices. Pourtant cette attitude n’est qu’en apparence similaire. La demande des mamans de Kimironko s’origine très fréquemment dans des urgences économiques quotidiennes insurmontables. La première est de nourrir ses enfants chaque jour. Viennent ensuite les frais de scolarité… Le manque total de ressources entrave la pensée de l’avenir qui ne peut guère s’exprimer au-delà de « ce soir ». « Demain », c’est déjà loin.
Certaines situations psychiques risquent à tout moment d’entraver la voie du développement. L’emprise individuelle met en péril le projet collectif. La revendication, – « c’est à moi », « c’est pour moi » -, contrevient à la conduite collective d’un projet. Elle se manifeste parfois de manière violente, pourtant il est vital de percevoir la demande sous-jacente qui étaye la revendication. Elle n’excuse rien, mais elle mérite réponse. Deux types de besoins s’expriment en effet en même temps et il est parfois difficile de distinguer l’économique du psychique. L’économique est-il plus impératif que le psychique ? Auquel donner priorité ? Il y a une fragilité spécifique à travailler pour et avec des populations dites « vulnérables » (les veuves, les orphelins) et, ici, au Rwanda, une question s’impose : comment gérer les situations de crise et de conflits ? Avec qui et avec quels mots ? Seuls sauront nous conseiller les thérapeutes expérimentés, qui ont longuement reçu et écouté des patients traumatisés. Leur appui est nécessaire pour surmonter certaines situations, sans doute inévitables.
Un espace pacifié
Le démarrage des projets, leur poursuite, leur réussite sont bien au contraire loin d’être immédiats (« tout de suite »). Une certaine force, de la détermination, une imagination de l’avenir, la responsabilisation individuelle et collective, sont indispensables. Des qualités de projections, de prévisions doivent intervenir lors de la structuration des activités et dans leur programmation. Le choix du développement implique de sortir d’une identité victimaire, qui a remplacé l’identité antérieure et qui tend à être le modèle de leur identité collective : elles ont partagé le même désespoir sans fond, elles partagent les mêmes souvenirs et les mêmes cauchemars. Pourtant chacune a une existence singulière, une vie, une histoire « à elle ». Le chemin, qui conduit du statut identitaire de victime à un collectif composé d’individus distincts, n’est pas une ligne droite. Chacune a ses propres compétences, son histoire, et se doit au respect de la vie, des projets et des compétences des autres.
La Maison de quartier a précisément été conçue comme un espace de projection qui redonne sa pleine dimension à l’avenir et toute sa place à l’autre. C’est une maison hospitalière, un espace pacifié. Habiter la Maison, c’est accueillir, recevoir, parler avec les visiteurs, avec celles et ceux qui veulent comprendre et connaître le Rwanda. Pour les habitantes de l’umudugudu, c’est habiter une maison commune, collective, c’est habiter son quartier, la ville, le pays, c’est une maison pour la paix intérieure et la réconciliation. La Maison de quartier est un petit centre touristique qui possède de nombreuses possibilités d’ouverture et de nombreux atouts. Les visiteurs peuvent circuler d’un espace à l’autre : des chambres de la maison de passage au restaurant, à la bibliothèque, à l’atelier d’art traditionnel, à la crèche. Ils peuvent écouter de la musique et lire dans le jardin. Par le tourisme les sphères du plus proche au plus lointain s’élargissent. La curiosité réciproque des visiteurs et de leurs hôtesses fera le reste.
La Maison de quartier comme le Centre des femmes de Nyamirambo, dont nous sommes ici les hôtes, sont des exemples de reconstruction de soi, d’avancées économiques, de découvertes culturelles, de pratiques artistiques et de mise en œuvre de la citoyenneté. Les centres, les maisons, les expériences dont nous parlons ici réconfortent chacun de nous, comme ils réconfortent les bénéficiaires de nos projets. Elles et eux, comme nous, sommes des habitants soucieux du développement humain de chacun et de tous.
Je remercie les organisatrices qui sont à l’initiative de notre rencontre, je remercie les amis rwandais qui m’ont accordé sans compter leur attention, leur temps et leur appui. Je vous convie à regarder quelques minutes des images filmées, quand les mamans de Kimironko faisaient la fête avec les artistes de Nyarubuye. Et je vous invite à nous rendre visite à la Maison de quartier de Kimironko, demain dimanche. Nous organisons une après-midi « portes ouvertes » pour vous accueillir. Que notre maison soit belle est une certitude, c’est son âme maintenant qui doit s’entendre.
Murakaza neza iwacu.
Je vous remercie.
Intervention au colloque : Women’s empowerment through community based tourism and cultural exchange: chances and challenges of grassroots development projects (Kigali, november 2010)