Les bâtisseuses et l’architecte

Kigali, 25 juillet 2008

Au retour de mon premier voyage au Rwanda  une impression sourde m’occupait : les rescapés n’avaient plus de maison, ni maison natale ni maison intérieure. Pouvaient-ils même encore plonger leur regard dans ces paysages où les brouillards font penser aux maisons qui se consument ? Pour beaucoup le monde était devenu inhabitable, et le paysage hostile. Des mots s’imposent, saisis au détour d’une phrase, d’un texte, d’une conversation ou d’une confidence. C’est une voix, un cri, un silence. C’est une voix à laquelle il est impossible de ne pas répondre. La réponse est-elle une simple écoute, une présence bienveillante, un réconfort qui tient en quelques mots ? « Je t’aime beaucoup. » « Moi aussi je t’aime beaucoup. » ou plus simplement : « Bonjour beaucoup, Amakuru(1) ? » Pendant longtemps ces quelques mots m’ont suffi, ils nous étaient suffisants. C’était les premiers temps, nous ne savions pas encore bien où nous allions. Nous étions ensemble, un « nous » se constituait, il nous rassemblait. Nous avons choisi une parcelle dans le quartier de Kimironko, où vivent 125 veuves avec plus de 650 enfants, pour la plupart orphelins. Là, nous allions construire avec elles notre maison.

Nous avons donc commencé à construire la maison, « chez nous », ici à Kimironko. Le « nous » des architectes qui nous accompagnent est composite. Rayanatou Diallo Loutou, architecte du Niger est venue à Kigali. Nous sommes allées ensemble choisir une parcelle. C’est avec elle que nous avons conçu l’esquisse architecturale. Puis nous avons fait la connaissance de Straton Uwizeyimana, notre architecte rwandais. Nous avons adapté l’esquisse en tenant compte des traditions architecturales rwandaises. Enfin, il y a eu Renzo Piano, l’immense architecte italien, qui a construit le Centre Georges Pompidou, le Centre culturel Jean-Marie Tjibaou à Nouméa, et aussi le Musée d’art contemporain à Sarajevo en ex-Yougoslavie. Ses réalisations grandioses ne le seraient sans doute pas tant sans la grandeur d’âme qui l’anime et sa conviction inébranlable de la nécessité d’un développement durable, humain. Avec les amies de Kimironko nous sommes infiniment reconnaissantes de l’attention et du soutien qu’il a apportés à notre petite maison.

J’ai lu son livre à Kigali alors que nous nous apprêtions à remettre à 30 veuves et jeunes de Kimironko les certificats qui concluaient leur formation en maçonnerie. Il parle des créations qu’il a réalisées dans des villes déchirées et dévastées par la guerre, à Berlin ou à Sarajevo. Quand il construit ou reconstruit, il est à l’écoute de la couleur du ciel et des traditions, des paysages et de leur histoire. A propos de Berlin, il dit : « Tout le monde me demande : la vie va-t-elle revenir sur la Potsdamer Platz ? Et je réponds : bien sûr que oui. Mais sera-t-elle comme celle d’autrefois ? » Et il ajoute : « Bien sûr que non ! Comment peut-on espérer reproduire le caractère éphémère des jours passés ? La ferveur du quotidien ? Il y a toujours eu de la vie ici. Pourquoi ne devrait-elle pas y revenir ? »(2)

Comment retrouver cette « ferveur du quotidien » qui comprend en elle la mémoire des instants vécus autrefois dans la maison natale ou familiale ? L’insouciance qui parfois les a habités.

La naissance d’une construction engendre du futur, de la projection. Les lieux sont tout autres que ceux que nous avons imaginés. Ce ne sont plus les rêveries dispersées des dessins et des premières esquisses. De la matière s’y est ajoutée ; la construction a pris de l’épaisseur dans l’espace d’un quartier et dans celui de la ville. Elle rencontre et raconte l’histoire du pays, elle en porte la trace et le témoignage. Le pays retrouve sa dimension familière. Le pays, c’est chez nous et les paysages en sont la respiration. Ces lieux reconstituent l’enveloppe de soi, accordant une protection inattendue. La maison que nous construisons n’est certes pas celle qui existait autrefois, enfouie dans la mémoire et le cœur, mais elle comporte en son sein les maisons où chacune a vécu. Ces maisons perdues, pour beaucoup détruites, les maisons de l’enfance, composent les fondations de la maison que nous élevons ensemble. C’est ici, cette maison-là, maintenant, que nous construisons avec les maçons et les architectes. C’est la maison des bâtisseuses. C’est aussi la maison des voyageurs, – que nous appelons la « case de passage » -, et la salle polyvalente qui sont bâties aujourd’hui sur notre parcelle. Ce sont des espaces de partage. Ce n’est plus un rêve, c’est encore plus beau. C’est une chance.


(1)- Comment ça va ?
(2)- Renzo PIANO, La Désobéissance de l’architecte, p. 100


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